Le terme de dépression, pris sous l’angle d’une maladie, est devenu en très peu de temps, avec celui d’addiction l’enjeu majeur de la santé mentale du 21eme siècle. Aujourd’hui, plus de 3 millions de personnes en France seraient atteintes de dépression, dont 300 000 de façon chronique, ce qui représente entre 7% et 15% des français (INPES 2010).
Son traitement quant à lui fait recette pour certains, les ventes d’antidépresseurs ont été multipliées par 6,7 entre 1980 et 2001 et cela a un coup considérable pour l’ensemble de la société : en 2002, l’Assurance maladie a ainsi remboursé 474 millions d’€uros pour son utilisation.
La promotion pharmacologique et médicale du traitement de la dépression par les antidépresseurs a pris une ampleur telle qu’elle est tombée sous le sens commun, c’est dire qu’elle ne fait plus sens. Elle se noue spontanément à la demande sociale, entrainant une collusion voire une inversion dialectique du rapport soignant/soigné : ce n’est plus le médecin qui diagnostique et prescrit mais le patient qui, après avoir fait spontanément son auto diagnostic, vient demander son antidépresseur.
Bien que l’INPES note une baisse du recours aux seuls médicaments psychotropes entre 2005 et 2010, le recours systématisé au traitement médicamenteux comme unique recours contre ce « dérèglement biologique » reste très majoritaire. Il n’est pourtant pas sans poser quelques problèmes.
Tout d’abord, concernant l’étiologie de facteurs génétiques, aucune recherche n’a pu déterminer de marqueurs biologiques permettant d’identifier la dite maladie. Les tenants de la psychiatrie biologique se doivent d’admettre une étiologie multifactorielle qui ne peut donc se réduire à une simple anomalie neurobiologique, sauf à en inverser la cause et la conséquence.
Par ailleurs, ce trouble se présente comme fondamentalement a-théorique. Il n’est fondé sur aucun corpus théorique préalable mais uniquement basé sur des études statistiques et défini de façon purement instrumental comme « l’affection sur laquelle les antidépresseurs agissent ». Ce postulat rend difficile un réel diagnostic d’autant que les groupes d’influence entretiennent souvent des idées fausses, visant à augmenter sa validité et la prescription d’antidépresseurs par les médecins les persuadant que la dépression est une véritable maladie dont on ne guérit que grâce à cette thérapeutique (Zarifian, E. 1996) et que la population qui pourrait en bénéficier est sous-estimée. Autour de 80% des ordonnances pour mal-être aboutissent à une prescription d’antidépresseurs. Il est à noter sur ce point que la formation continue des professionnels libéraux est financée à 98% par les industries pharmaceutiques. (Rapport de la mission d’information de la commission des affaires sociales de juin 2006). Ainsi, depuis la mise en circulation des antidépresseurs, le nombre de dépressifs ne cesse d’augmenter dans le monde. Ne pas prescrire serait perçu comme « négligeant, voire indéfendable sur le plan juridique ».
Enfin, concernant sa thérapeutique, les résultats dit « positifs » de la chimiothérapie varient d’une étude à l’autre entre 60 et 65% des cas sans que l’on établisse de critères précis qui permettraient de comprendre la réussite ou l’échec du traitement. En outre ces résultats ne prennent pas en compte les « biais de publication » des laboratoires pharmaceutiques. Une méta-analyse de 2008 démontre que les essais cliniques ne montreraient qu’une supériorité faible des antidépresseurs par rapport au placebo (Irving Kirsch et al., Initial Severity and Antidepressant Benefits, 2008).
Ces résultats positifs, « de laboratoire », ne prennent pas non plus en compte les difficultés de compliance de certains patients au traitement. Pour exemple, donné à des patients mélancoliques ce traitement, plus il s’avère efficace, plus il encourt le risque d’être mal observé, oublié, ou arrêté trop tôt. A contrario il entraine de réels risques de dépendance, et donc des symptômes de sevrage, ou encore des risques de passages à l’acte suicidaire consécutifs à l’amélioration du ralentissement psychomoteur et de la levée de l’inhibition, notamment chez les patients jeunes. A ce titre, rien ne permet d’affirmer que les antidépresseurs protègeraient des idées suicidaires. La majorité des patients qui font une tentative de suicide prennent déjà un antidépresseur. Les essais bien menés montrent au contraire que les antidépresseurs peuvent déclencher de telles idées, voire des passages à l’acte, chez des volontaires sains, ou qu’ils les renforcent chez les personnes en souffrance psychique.
Nous ne relèverons pas ici la liste conséquente des effets secondaires de ce type de traitement, car il ne s’agit pas pour nous de démontrer l’inefficacité des antidépresseurs, mais plutôt l’expansion d’une idéologie neurobiologique propagée par des neurobiologistes qui ne connaissent rien à la psychiatrie et des psychiatres qui ne connaissent rien à la neurobiologie et qui se retrouvent réduits à appuyer une thérapeutique unidimensionnelle, sur une corrélation statistique entre ce qu’on a fait aux malades et ce qui leur est arrivé sans que personne ne sache pourquoi.
Il ne s’agit pas, pour la psychanalyse, de contester que certains sujets dits déprimés voient leur vie s’améliorer par la prise d’antidépresseurs, surtout dans les cas d’une dépression sévère, mais il nous semble important que le fait de prescrire un médicament valable pour tous n’entérine uniquement la notion de maladie, abandonnant de fait l’analyse d’un savoir sur sa causalité en deçà de toute singularité.
Ainsi donc, si la psychanalyse ne peut valider cette approche de la dépression, qu‘elle n’en reconnaît même pas son concept, qui ne fournit qu’un prêt-à-porter pour beaucoup de personnes ce qu’elle reconnait par contre, c’est l’affect dépressif et elle ne peut nier que, marque de notre temps, il affecte de plus en plus le sujet.
L’affect dépressif est de plus en plus familier tant le sujet moderne est aux prises avec l’exigence de nombreux idéaux narcissiques d’épanouissement personnel véhiculés par les courants d’une pensée positive mise au service d’une société marchande universalisante.
L’économie de marché déclare aujourd’hui que la jouissance est accessible à tous. Elle est bien de consommation, elle se proclame égalitaire alors qu’elle creuse pourtant de plus en plus l’écart entre nantis et exclus. La jouissance est non seulement déclarée offerte à tous, mais elle est devenue un impératif : « Just do it !!! ». Alors qu’elle ne fait en fait que soutenir sa propre économie, elle offre à chacun l’illusion que son bonheur est à portée de main. Les objets produits par son économie pour obtenir les marges bénéficiaires les plus importantes se doivent d’être, pour des raisons de production industrielle, universalisables c’est-à-dire que pour tout sujet, le même est proposé. Pour que s’accomplisse la ségrégation de nos désirs, ce sont entre 300 et 500 milliards de dollars qui sont dépensés chaque année en publicité. Un dixième de cette somme pourrait mettre fin au quart monde.
Ce ne sont plus des objets particuliers à chacun, mais des objets ou des lieux de jouissance communs qui sont proposés au désir et qui n’assurent donc plus la particularité par laquelle le sujet va se différencier des autres, par laquelle il va se reconnaître dans un désir qui lui est propre, construit sur son histoire. Depuis l’encapsulation des savoirs faire de l’homme dans les machines notre époque postindustrielle propose même aujourd’hui la mise sur le marché des individus eux-mêmes ! individus jetables, locations de ventres, etc…
Par rapport à cette description de notre époque au prise avec le discours capitaliste, le déprimé vient faire symptôme, c’est celui qui refuse, qui refuse sans le savoir, malgré lui, de rentrer dans ce mode d’économie qui nous est ordonné. Le déprimé se met sur la touche et fait grève, une grève du désir, un refus de répondre à ce marché. C’est cela le point de vérité, en quelque sorte, que nous apporte cet affect moderne. Le déprimé ne voit pas dans le monde actuel quelque objet qui lui serait plus désirable qu’un autre, il ne s’y retrouve plus, ne s’y reconnait plus.
Y-Avait-il nourri trop d’espoir ? S’y serait-il brûlé les ailes ? Burn-out ! C’est que ce discours s’est fait désir, désir de l’Autre dirait LACAN, et qu’il a nourri plus ou moins d’exigence à l’égard du sujet en fonction de son incarnation dans les figures parentales, avant de l’être dans celle du conjoint, de l’amant, du patron, des enfants, etc… Le sujet s’y est trouvé assujetti, avant même d’en être le sujet, s’est pourrait il dire, sa seul façon d’être. C’est, en vérité, ce qu’il aurait aimé à être, l’objet de son désir, ce qui l’a toujours fait courir et espérer. Lorsqu’il se déprime, il demande alors à être autrement ce qu’il n’a en fait jamais été.
Dans un texte de 1905 Freud écrivait, reprenant les propos de Léonard de Vinci à propos de l’art, que la technique psychanalytique travaille « per via di levare » comme la sculpture, en enlevant de la matière pour révéler la statue que la pierre brute contient et non « pere via di porre » comme la peinture qui en rajoute.
L’analyse libère le sujet de sa demande d’être autrement, de ce supplément d’être qui viendrait à boucher ce vide qui l’habite. Elle lui fait perdre, lui qui croyait déjà avoir tout perdu, cette part d’aliénation au désir de l’Autre, du socius, de ses idéaux et, par là même, de ses consubstantielles exigences qui le tourmentent. A sa demande d’«être autrement» elle l’invite à accueillir un «autrement qu’être».
Si la psychanalyse ne peut rien contre une «maladie», elle a en revanche des effets thérapeutiques sur les affects dépressifs si tant est que le sujet veuille bien interroger son mode d’implication dans la manifestation dépressive dont il se plaint. Autrement dit, qu’il veuille en savoir quelque chose. Elle opère à partir d’une singularité de la cause qui ne peut être généralisable. Son effet thérapeutique ne s’obtient donc qu’en prenant connaissance des raisons singulières de sa venue en interrogeant son origine à l’intérieur des articulations intimes de l’existence du sujet…
Elle révèle ainsi au sujet le renoncement nécessaire à une jouissance pleine, à une complétude de son être, par la perfection de l’objet désiré. Loin d’être résignation elle est la condition sine qua none pour que perdure son désir au-delà de ce que le socius, et ces objets de satisfaction, nous demandent d’être. Accepter une image non idéalisée de nous-mêmes, une certaine forme d’incomplétude, c’est renoncer au fantasme de l’espoir qu’il y a quelque chose de déjà prévu pour nous sur le marché.
Ce qui reste de cette opération, de ce décollement des idéaux sociaux, c’est un objet singulier qui ne promet pas une satisfaction pleine mais sur mesure, adaptée aux coordonnées subjectives particulières de chacun, et qui offre au sujet la possibilité de jouir indépendamment de l’exigence de l’Autre, même si ce dernier ne lui voulait que son bien.
« Autour de cette femme en pleurs, accablée du liquide le plus noble des déjections du corps, s’agitait, entre les larmes, le tourbillon des gens qui peuplent le funèbre : amis, enfants et parents lointains, rougeauds d’empressement, de quelque peine et du serrement du col des habits inhabituels. Parmi ces ombres, le médecin de famille observait, compatissant, l’à peine veuve, pliée dans sa souffrance : » je vais vous donner quelque chose pour vous calmer, Madame. » Dans un cri quasi insonore, elle lui répondit : » S’il vous plaît Docteur, ne m’endormez pas, laissez-moi, laissez-moi vivre ma douleur, laissez-la-moi encore un peu ! (…) Le bon docteur, soucieux de gérer la douleur dans la meilleur asepsie, cherche à la tarir à peine elle exubère, et croit qu’il la soigne en la rendant muette. Ce faisant, il participe à la réception du symptôme de cette femme qui s’est tue tout au long de sa vie et qui, pour une fois, se laisse aller à dire. »
Ignacio Garate-Martinez : Guérir ou désirer ? 2007
La souffrance est souvent lucide. Elle participe de ce souci du réel et d’autrui. Légitime lors d’un deuil, elle ne l’est pas moins lorsqu’elle persiste et fait symptôme et ce tant que reste bâillonné le désir qu’elle enserre. Dépasser l’angoisse sans reculer devant ce réel est l’enjeu de la psychanalyse.
Laurent FILLIT